mercredi 10 juillet 2013

Aux fondements de la crise malienne : la formation inachevée* de la nation Esquisse historique








QUELLE NOUVELLE GOUVERNANCE AU MALI ?
Assemblée Nationale, 16 mai 2013 
COLLOQUE


Intervention de André Marty, Sociologue


Il m’a été demandé d’introduire la question des fondements de la crise malienne actuelle. Le sujet est tellement complexe que je me suis vu obligé, pour le temps court d’un exposé, de choisir un angle d’approche limité permettant cependant d’aborder des aspects essentiels de la problématique. Pour ce faire, je pars du constat suivant : depuis l’Indépendance, les crises politiques et sécuritaires dénommées « rébellions » se sont répétées au Nord en s’aggravant chaque fois. Les solutions trouvées aux différentes étapes n’ont pas réussi, du moins jusqu’ici, malgré des efforts certains (notamment dans les années 1990), à déboucher sur une paix durable et une réconciliation définitive.

D’où mon interrogation : pourquoi la relation de confiance - laquelle constitue le véritable socle d’une nation – entre l’Etat et les populations du Nord, et plus particulièrement parmi les composantes tamasheq et arabe n’a- t-elle pas pu s’établir véritablement jusqu’à présent?

J’entends par là que le problème n’est pas de l’ordre des essences éternelles, qu’il est historiquement daté, que les choses ne sont pas condamnées à en rester là et qu’à ce titre, la situation peut être surmontée si le diagnostic est correct et s’il débouche sur des démarches adéquates.

Une observation déjà ancienne, et confirmée lors des dernières rencontres organisées par le Centre pour le Dialogue Humanitaire (HD), apporte une justification supplémentaire de poids à cette investigation : malgré les différences d’intérêts, malgré les séparations géographiques liées à deux exodes successifs en deux décennies, malgré les dégâts causés par les bandes armées et les milices communautaires, malgré les actes délictueux commis par certains individus, malgré les déchirures, il n’y a pas eu jusqu’à présent de rupture radicale entre communautés sédentaires et nomades des régions du Nord. La cohabitation ancestrale qui les caractérise fait dire aux uns et aux autres que la paix et la sécurité passent par le retour aux relations de bon voisinage. Le maintien de cette diversité est le gage de la paix sociale à venir. Plus encore, ceux qui ont fréquenté le Nord peuvent dresser une remarque similaire concernant les rapports entre gens du Nord et gens du Sud entre lesquels il n’existe pas de véritable antagonisme. La qualité de l’hospitalité et une certaine mixité en témoignent. Les problèmes de fond ne sont pas à ce niveau.

Le tissu social a certes été atteint par les divers accidents de l’histoire qui l’ont affecté, mais il peut être recousu, comme cela a été démontré dans les années 90. Le principal problème, à mon avis, demeure dans le fait que la confiance entre l’Etat et les composantes d’où ont émané les rébellions n’a pas encore réussi à prendre suffisamment corps. Mon hypothèse est que cela est dû à une succession de ratés qu’il importe de cerner au mieux afin de ne plus les reproduire. L’enjeu en vaut la peine car le pays et tous ses citoyens du Nord et du Sud ne peuvent plus se permettre de porter un tel fardeau de crises catastrophiques à répétition.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je pense utile de dire à partir de quoi je parle. Mon expérience avec le Mali a commencé il y a plus de 40 ans avec des cours d’alphabétisation à Montreuil. En 1975, je me suis retrouvé coopérant IRAM (Institut de Recherches et d’Applications des Méthodes de développement) dans un programme de relance des coopératives à Gao, chef - lieu régional à l’époque de tout le Nord (à l’exception de Niafunké) ce qui m’a permis de découvrir la richesse humaine et la diversité remarquable des milieux, dans un contexte à l’époque de totale sécurité. Par la suite, je me suis retrouvé souvent au Mali à l’occasion de missions dans les domaines du développement, de la consolidation de la paix et de la décentralisation. Et depuis octobre dernier, j’ai eu l’occasion de participer à plusieurs rencontres organisées par HD dans les pays voisins.

Dans le plan adopté, je cherche à voir comment la problématique de la construction de la nation a évolué dans le temps. Une première partie sera consacrée à l’héritage laissé par l’Etat colonial au moment de l’Indépendance. La deuxième passera en revue l’évolution de la question de 1960 à nos jours en distinguant trois grandes périodes correspondant globalement aux différentes Républiques qui se sont succédées. Pour éviter un trop long exposé et parce qu’elle est mieux connue, j’ai cru utile de synthétiser en un même ensemble la dernière phase qui commence dans les années 90 et qui s’étale jusqu’à nos jours. Ce faisant, j’ai pleinement conscience de ne proposer qu’une ébauche ; laquelle, sans aucun doute, mériterait de bien plus amples développements.

LE LEGS DE LA PERIODE COLONIALE

Manifestement le principal héritage a été l’Etat lui-même avec une organisation administrative et un fonctionnement calqués sur le modèle français, à l’intérieur de frontières internationalement reconnues. Le changement de dénomination (le Mali succédant au Soudan Français) exprimait une volonté explicite de se référer à l’empire du Mali des 13e et 14e siècles, comme la Gold Coast l’avait fait peu auparavant avec l’ancien Ghana. Quant à la construction de la nation, du vouloir vivre ensemble, cela n’avait pas été la préoccupation du pouvoir colonial dont la finalité était seulement de contrôler de vastes territoires, conformément aux intérêts de la métropole suivant les découpages concoctés à la fin du XIXème siècle dans le cadre des rivalités entre puissances européennes.

Cette construction de la nation était plus facile à réaliser au Sud qu’au Nord. Le potentiel démographique et économique y était beaucoup plus grand. L’Office du Niger et le développement agricole et urbain étaient déjà lancés. L’unité culturelle était plus évidente. La vie politique depuis 1946 s’y trouvait beaucoup plus animée. Aux yeux du colon, c’était « le Mali utile », une expression qui va persister dans le monde des grands décideurs jusque dans les années 1980. Le Nord, de son côté, était desservi par son climat, son étendue, sa faible densité de population et les limites de ses infrastructures et de son tissu urbain. Son potentiel économique paraissait très restreint et les coûts d’encadrement élevés.

Si on remonte plus loin en arrière, en raisonnant sur la longue histoire des échanges transsahariens qui, pendant des siècles, ont structuré l’espace compris entre la savane et le Maghreb, le Sud du Mali se trouvait dans la bande géographique occidentale allant du Maroc à la forêt guinéenne et ivoirienne alors que le Nord s’inscrivait davantage dans l’axe plus oriental reliant l’Algérie au Nigéria et au pays mossi. Les échanges commerciaux et donc les contacts restaient relativement limités entre les deux ensembles. C’est dire que le Nord et le Sud ne se connaissaient pas bien, si ce n’est à travers l’actuelle région de Mopti qui servait de tampon entre les deux comme dans une chaîne de sociétés. Je me suis laissé dire que pendant longtemps les habitants de Bamako n’avaient pas de mot spécifique pour désigner les Touaregs et qu’ils utilisaient pour ce faire le vocable servant à nommer les Maures du Sahel Occidental et de Mauritanie avec lesquels ils étaient beaucoup plus en contact.

Au moment de l’Indépendance donc, à l’exception de quelques corps de métiers (tirailleurs, fonctionnaires, commerçants, etc.), la connaissance réciproque était peu développée. Elle l’était davantage avec le monde songhay qu’avec le monde arabo-berbère. Le premier avait plus de cadres et était plus investi dans les partis politiques. L’exode déjà ancien vers le Ghana lui avait ouvert les yeux sur les évolutions en cours.

En plus de cela, le colon avait largement maté et réduit l’influence des nomades, ce qui ne pouvait alimenter chez eux qu’un sentiment de méfiance vis-à-vis de l’Etat. La résistance principale à la conquête dans toute la Boucle du Niger, de Niafunke jusqu’à Ménaka, ça avait été surtout eux. Ils avaient subi la répression militaire au plus haut degré, même si nombre de victimes s’étaient retrouvées aussi parmi leurs alliés arma, songhay et peul.

Autre point, au Soudan Français comme dans d’autres colonies, la politique à l’égard des populations pastorales a souffert d’un manque de compréhension des logiques et des pratiques spécifiques à ces milieux. La priorité accordée au contrôle plutôt qu’au développement des potentialités en place a conduit à adopter des mesures lourdes de conséquences : division administrative et territoriale des sédentaires et des nomades, affaiblissement politique de ces derniers (amorce de leur émiettement), affirmation très nette de la préférence agricole sur l’élevage pastoral, etc. Au vu de l’échec de la politique de sédentarisation un moment envisagée, le pouvoir a cherché à limiter et à contrôler la transhumance des troupeaux. L’intérêt pour la scolarisation des enfants d’éleveurs s’est avéré très tardif avec un impact très réduit. Quant à l’intégration dans les forces de sécurité, elle est restée également extrêmement ténue.

Par rapport au chantier de la nation à construire, l’Etat colonial laissait donc derrière lui des déséquilibres profonds entre le Sud et le Nord, mais aussi au Nord entre les populations. Les nomades étaient en fait peu préparés à jouer un rôle constructif dans un monde qui se transformait largement sans eux et qu’ils comprenaient mal. L’Indépendance pour eux, c’était avant tout le départ d’étrangers lointains qui étaient venus, qui avaient frappé et géré à leur manière et qui repartaient. L’intelligentsia ouverte sur la modernité et les nouveaux enjeux était en fait très embryonnaire parmi eux à l’époque.

Le malheur réside dans le fait que non seulement ils n’étaient pas suffisamment préparés, mais deux initiatives venaient d’être prises qui allaient encore davantage compliquer leur positionnement par rapport au nouvel Etat et à la future nation. Ce fut l’OCRS (Organisation Commune des Régions Sahariennes) et la pétition organisée par le cadi de Tombouctou, Mohammed Mahmoud ould Cheikh. La première fut en fait refusée par la plupart des chefs traditionnels de l’époque. Quant à la seconde, elle fut signée par un certain nombre de nomades mais aussi de sédentaires avec lesquels le cadi était en contact et n’est pas sans lien avec les luttes entre les deux partis d’alors (Parti Soudanais Progressiste et Union soudanaise – Rassemblement Démocratique Africain). Elle fut aussi sans lendemain. Il n’empêche que ces deux initiatives quasi concomitantes, toutes deux avortées, ont contribué de façon durable à indexer, à stigmatiser le monde nomade et à compliquer son insertion dans le jeu de la construction nationale qui devait s’étendre de Yanfolila à Tessalit, de Kayes à Anderanboukane.

LES RATÉS DE LA CONSTRUCTION DE LA NATION DEPUIS L’INDÉPENDANCE

Après avoir traité de l’héritage laissé par la période coloniale, il nous faut maintenant aborder comment l’Etat malien a évolué dans le développement du ciment national avec les composantes du Nord restées jusque-là marginalisées.

La Première République

Celle-ci a eu le rôle historique de bâtir le nouveau Mali. Ses dirigeants l’ont fait avec enthousiasme et conviction, dans un contexte acquis aux idées panafricanistes, en créant un socle de valeurs qui se référait à la fois au passé prestigieux de l’épopée mandingue et au socialisme du bloc de l’Est, tout en renforçant le centralisme de l’Etat, non seulement au plan politique (parti unique) mais aussi économique (sociétés d’Etat en position de monopole).

Dès 1963 - 64, ils se sont retrouvés à faire face à une révolte en forme de jacquerie dans l’actuelle région de Kidal, laquelle n’était pas sans évoquer l’épisode de la chouannerie pendant la révolution française. Le choix de la répression à outrance l’a stoppée très rapidement tout en laissant s’installer une véritable chape de plomb sur l’ensemble des populations nomades du Nord, leurs sociétés étant taxées de féodales, esclavagistes et réactionnaires.

A cette nouvelle stigmatisation s’ajoutaient les difficultés générales en matière d’approvisionnement (en céréales surtout) avec les tracasseries de la police économique.

Quant à la vie politique du parti unique (l’US-RDA), les nomades y occupaient peu de place. A un moment même, les postes de députés des circonscriptions où ils étaient majoritaires étaient occupés par des responsables extérieurs au milieu.

Conséquence de tout cela: les défaillances soulignées plus haut de l’héritage colonial en matière de construction de la nation avec toutes les composantes du Nord n’ont pas été relevées pendant cette période clé du lancement du nouvel Etat. On peut même dire que le climat de méfiance s’est renforcé. Ce nouveau raté de l’histoire ne pouvait que peser lourd par la suite.

Il faut cependant souligner que des efforts ont été déployés à cette époque dans le domaine de la scolarisation susceptible de préparer une génération plus importante de cadres.

La période militaire

Avec le coup d’Etat de novembre 1968 et l’installation du CMLN (Comité Militaire de Libération Nationale), les difficultés de celui-ci à trancher sur les grandes options ont entraîné un véritable marasme économique. Au Nord, celui-ci a été amplifié par deux grandes sécheresses (1972-74 et 1982-84). La solidarité nationale, surtout lors de la première sécheresse, a fait défaut au point que l’aide internationale a été détournée pour financer les fameuses « villas de la sécheresse » à Bamako. Cela s’est traduit par des pertes en vies humaines, des hécatombes de cheptel et un appauvrissement généralisé des villages et campements, sans compter l’exode vers les pays côtiers ou encore vers l’Algérie et la Libye.

Il faut cependant noter qu’au lendemain de cette calamité, les ONG et projets ont pu commencer à œuvrer au Nord auprès des différents milieux socio-professionnels, ce qui représentait à l’époque une ouverture certaine.

De même, c’est en 79, avec le démarrage du parti unique UDPM (Union Démocratique du Peuple Malien), que les nomades ont eu des représentants et des députés, ce qui a été vécu à l’époque parmi eux comme une véritable détente. À ce moment, les opérateurs de développement ont également été autorisés à travailler dans la région de Kidal restée fermée jusque là aux étrangers.

Cette ouverture restait cependant limitée en raison de la perpétuation du système administratif dit « de commandement ». Les chefs d’arrondissement étaient toujours appelés « mon commandant » dans la lignée directe du fameux adage colonial : « Je commande, on m’obéit ».

En même temps, les pressions du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale incitaient l’Etat à se désengager de nombreuses fonctions économiques qu’il continuait malgré tout à assumer. Les services sociaux de la santé et de l’éducation, les plus visibles et les plus appréciés au niveau local, sont ainsi entrés dans une longue crise, les fonctionnaires mal payés ont été incités à quitter la fonction publique et les privatisations ont stimulé le phénomène de la corruption. L’Etat en est sorti très affaibli et la vie politique à bout de souffle alors que la rébellion se préparait en Libye et que le mouvement démocratique s’esquissait, le cumul des deux finissant par déboucher sur le renversement du régime en mars 1991.

Au Nord, en milieu nomade, même si le bilan restait mitigé, cette période a permis à l’Etat d’avoir des personnalités partenaires qui, par la suite, ont servir de trait d’union dans la recherche de solutions à la rébellion des années 90.

Depuis les années 90

Tout ce qui s’est passé durant ces deux dernières décennies est, je pense, beaucoup mieux connu et il serait trop long dans le cadre de cet exposé d’entrer dans le détail des péripéties et des stratégies déployées. Aussi, je vais me concentrer sur les points qui me paraissent les plus à même d’illustrer l’évolution de la thématique retenue.

Pour commencer, il convient de dire ceci au sujet des années 90 : autant la crise est apparue plus grave que jamais auparavant du fait, d’une part, des attaques portées contre les symboles de l’Etat suivies des représailles de l’armée et, d’autre part, des déchirures intervenues dans le tissu intercommunautaire du Nord, autant il n’y avait jamais eu de tels efforts pour surmonter la situation. D’un côté, des accords ont pu être passés entre les belligérants, permettant de diminuer les tensions et d’envisager que des solutions deviennent possibles. D’un autre, l’apaisement et l’espoir d’une réconciliation au Nord ont pu être obtenus grâce à la conjonction de plusieurs phénomènes : la tenue de nombreuses rencontres intercommunautaires, la volonté politique manifeste d’aller vers un nouveau mode de gouvernance (la décentralisation qui constituait la véritable réponse politique à la rébellion), l’appui résolu des financiers à partir de la table ronde de Tombouctou (en juillet 1995) et la proclamation solennelle de l’auto-dissolution des divers mouvements armés, à l’occasion de la cérémonie de la Flamme de la paix (en mars 1996).

Etant impliqué à l’époque dans ce processus d’ensemble, il me semblait que le Mali était désormais sur la bonne voie et cet avis m’apparaissait largement partagé.

Cependant, après quelques années d’espoir, peu à peu, les faits montrant que la situation n’évoluait plus comme souhaité et que de plus en plus de facteurs internes et surtout externes venaient brouiller le champ des perspectives ouvertes récemment et complexifier dangereusement la situation, se sont accumulés. Je les énumère rapidement :

  • d’abord la persistance d’un banditisme, qualifié au début de résiduel, mais qui s’est amplifié par la suite à cause du climat d’impunité et de complicité. En 2011, les esprits étaient véritablement exaspérés devant le laxisme de l’Etat : les bandits livrés aux forces de sécurité et à la justice étaient vite libérés, moyennant paiement, et ainsi encouragés à recommencer et à narguer leurs victimes.
  • Autre élément, la prolifération des armes de guerre et leur commerce.
  • La montée en puissance des trafics illicites : cigarettes, drogue, migrants africains cherchant à se rendre en Afrique du Nord puis en Europe, otages européens...
  • Les visées devenues évidentes vis-à-vis des richesses du sous-sol avec l’octroi souvent opaque de nombreux permis de recherche dans le domaine des hydrocarbures et des gisements miniers.
  • La montée d’une islamisation beaucoup plus visible qu’auparavant des comportements et des esprits avec, entre autres, le développement des foyers wahhabites et, à Kidal, l’introduction avec succès (du moins au démarrage) du Tabligh, d’origine indo-pakistanaise.
  • L’arrivée et l’établissement de djihadistes du GSPC (issu du GIA) puis d’AQMI. Au départ, peu visibles, ils sont arrivés à s’implanter dans certains milieux (à la faveur de cadeaux, de dépannages, de mariages mais aussi de complicités). Ils sont parvenus à sanctuariser leurs bases tout en opérant leurs prises d’otages d’abord à l’extérieur du Mali et en s’acoquinant aux narco-trafiquants avant de finir par s’en prendre aux intérêts du pays lui-même.
  • Dernier élément : le retour d’actes de rébellion à nouveau à partir de la région de Kidal avec les attaques du 23 mai 2006. L’accord vite signé du 4 juillet suivant n’a pas vraiment résolu le problème. Au contraire, les tensions se sont se perpétuées et les diverses initiatives prises par la suite ne sont pas parvenues à stopper la nouvelle spirale qui va évoluer désormais vers le pire, notamment avec le retour d’hommes surarmés à la faveur de l’ouverture des arsenaux de Kadhafi suite à l’intervention occidentale de 2011. La suite est connue avec le déclenchement des hostilités le 17 janvier 2012.
De cette longue période qu’encadrent deux rébellions, la dernière étant beaucoup plus complexe et grave que la première, il convient de relever tout ce qui est destructeur du vouloir vivre ensemble, lequel devrait être le véritable ciment de la nation malienne.

Je relève six éléments à ce propos :

  • D’abord, la propension à verser dans les amalgames entre l’individu présumé coupable et sa communauté d’appartenance. C’est le cas lorsque, au lieu de combattre les seuls belligérants rebelles, les forces de sécurité s’en prennent aux civils (dont beaucoup n’ont rien à voir avec les hostilités) sous forme de représailles ou d’exactions, souvent au faciès des gens. Chaque fois, ce type de dérapage complique la situation et renforce l’argumentation des rebelles. C’est aussi ce qui engendre des flux énormes de réfugiés et de déplacés.
  • Le recours plusieurs fois répété aux milices ethniques ou claniques ne peut que retarder une solution durable mutuellement acceptée. Il affaiblit l’Etat car il contribue à le décrédibiliser. De plus, il instille la violence entre les communautés avec des risques de dérive souvent imprévisibles. Tous les observateurs de conflits intra-nationaux, en Afrique ou ailleurs, s’accordent sur le caractère contre- productif de tels soutiens.
  • Alors que le Pacte National avait prévu une enquête sur les crimes de sang, la loi d’amnistie de 1997 a donné l’impression de vouloir passer l’éponge et de faciliter la tâche à court terme, mais cela a empêché l’établissement de divers actes de violence et la reconnaissance des victimes innocentes. Le conflit ayant repris depuis avec une ampleur inégalée, il ne pourra plus y avoir de réconciliation durable, de part et d’autre, si la vérité n’est toujours pas dite et si la justice n’est pas prononcée de façon impartiale.
  • Autre élément, l’ « argent roi » est devenu au cours de ces années la valeur suprême pour beaucoup. Ceci a entraîné l’affairisme, la corruption, les détournements et pour finir le désordre et l’instabilité. Avec l’argent, les plus puissants ont pensé que tout pouvait s’acheter : les marchés publics, les élections, l’impunité, la paix elle-même en distribuant des pactoles à ceux qui avaient le plus de capacité de nuisance, avec le risque évident de provoquer de véritables frustrations.
  • La décentralisation elle-même a fini par être dévoyée. Avec les années, non seulement le transfert des compétences et des ressources correspondantes n’a guère progressé, mais on a assisté à une recentralisation dans les mains de l’administration. Alors que, dans les zones les plus reculées, l’administration n’est pas revenue s’installer à plein temps dans ses postes pourtant refaits à neuf ; elle a géré à distance à partir des chefs-lieux et a incité les maires à la rejoindre. De leur côté, les appuis techniques ont fini par disparaître pendant que les compétences locales n’étaient pas encore assurées.

La gouvernance locale est à réinventer.

  • Il en est de même dans les approches de développement. Certes, beaucoup a été réalisé en matière d’infrastructures, notamment immobilières. Le paysage des chefs-lieux en a été modifié. En revanche, les besoins de base tels que l’éducation, la santé, l’eau sont restés les parents pauvres. L’élevage pastoral, qui constitue la base principale de l’économie au Nord pour les nomades mais aussi pour les sédentaires et même pour certains citadins, n’a pas été vraiment soutenu alors que la sécheresse est revenue en 2009 et en 2011. Les femmes qui assurent la permanence des familles et dont la preuve est faite qu’elles sont capables d’être souvent les meilleures gestionnaires restent encore, pour l’essentiel, en dehors du circuit des décisions. Quant aux jeunes demeurés sans perspectives, les opérations de développement n’ont pas su vraiment les intégrer et les dissuader de se laisser séduire par les sirènes des solutions fallacieuses. De nouveaux modèles de développement s’imposent où l’aide ne sera plus considérée comme une rente externe à capter, le plus souvent contrôlée sinon accaparée par les mieux placés, mais comme un appui adéquat aux dynamiques sociales soucieuses du bien commun.

CONCLUSION

Il n’est guère possible de conclure tant la situation reste brouillée, du moins pour beaucoup de regards extérieurs dont je fais partie. Certes, les djihadistes ont été frappés, les trafics illicites semblent perturbés. Mais la paix n’est pas encore en vue. Le climat de méfiance s’est nettement amplifié et reste prégnant. A quand le retour d’un vrai dialogue capable d’aller à la racine des problèmes, capable d’exprimer le ressenti des différentes parties en présence et de mettre au point des solutions partagées et cette fois-ci durables ?

Il serait dommage que les leçons du passé – ce que j’ai appelé les ratés de l’histoire – ne soient pas tirées cette fois-ci afin de mettre fin au cycle infernal des conflits qui se perpétuent depuis si longtemps. La preuve toutefois a été faite dans le passé que les forces citoyennes du pays sont capables à un moment donné d’inverser la vapeur et de mettre la raison commune au-dessus des passions partisanes. Espérons que ce sera le cas prochainement. L’enjeu reste bien toujours de construire une véritable nation dans laquelle l’unité saura s’enrichir de la diversité.

Pour leur part, les quelques rencontres réalisées dans les pays voisins du Mali, avec l’appui de HD, confirment que les participants, malgré et à cause de leurs différences, éprouvent bel et bien le besoin de se revoir et de parler ensemble, même si les solutions durables ne sont pas encore tracées et restent à construire.

L’emploi de l’adjectif « inachevée » ne s’applique bien sûr pas seulement au Mali. En fait, le chantier de la construction du vivre ensemble national est universel et n’est jamais terminé, y compris dans un pays comme la France qui éprouve des difficultés notoires, entre autres, avec certaines zones urbaines sensibles. Dans le cas malien, la notion prend une densité particulière avec la problématique des Régions du Nord qui dure depuis longtemps et qui concerne au moins les deux tiers de la superficie du territoire national. Avec les derniers événements, elle s’est même étendue à la partie septentrionale des Régions de Mopti et de Ségou, en plus de la triade bien connue (Tombouctou, Gao et Kidal).

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